IOLAS.
C’est depuis longtemps certain pour moi, que l’homme juste est né pour le bien des autres, et que celui qui voue toute son âme à ses propres intérêts est inutile à la chose publique, pèse dans le commerce de la vie, et n’est bon qu’à soi. Je sais cela, et n’en ai point été instruit seulement par des paroles. Moi, en effet, par honneur, et respectant ma famille, quand je pouvais habiter tranquillement Argos, j’ai pris part au plus grand nombre des travaux d’Hercule, tant qu’il a été avec nous ; et, maintenant qu’il habite dans l’Ouranos, j’ai abrité ses enfants de mes ailes, et je les protège, bien que je manque moi-même de sûreté. En effet, après que leur père eut quitté la terre, aussitôt Eurysthée a voulu nous tuer ; mais nous avons fui. Nous avons perdu la patrie, mais notre vie est sauve. Et nous errons, exilés, passant d’une ville dans une autre. Outre nos autres maux, Eurysthée nous poursuit de cet outrage : en quelque lieu que nous nous arrêtions, il envoie des hérauts pour nous réclamer et nous chasser de cette terre, proclamant avec menace la ville d’Argos non méprisable comme amie ou comme ennemie, et se glorifiant lui-même de sa prospérité florissante. Et ceux qui voient l’impuissance de mon aide et ces jeunes enfants privés de leur père, cèdent à plus fort qu’eux et nous chassent du sol. Et moi, je fuis avec ces enfants, et je m’afflige de leur affliction, et ne veux point les trahir, afin qu’aucun homme ne puisse dire :
— Voyez ! depuis que le père de ces enfants n’est plus, Iolas ne leur vient point en aide, bien qu’il soit leur parent.
Repoussés de toute la terre de la Grèce, nous sommes venus à Marathon et dans la contrée qui en dépend, et nous nous sommes assis en suppliants devant les autels des dieux, afin qu’ils nous protègent. On dit, en effet, que cette terre est habitée par les deux fils de Thésée, qui l’ont tirée au sort, et qui sont de la race de Pandion et alliés par le sang aux fils d’Hercule ; et c’est pour cela que nous avons fait route vers les frontières des illustres Athéniens. Cet exil est mené par deux vieillards : moi je m’inquiète de protéger ces enfants, et, dans ce temple, Alcmène garde les filles de son fils et les entoure de ses bras ; car nous rougirions que de jeunes vierges fussent mêlées à la foule et s’arrêtassent devant les autels. Hyllus et ses frères, dont l’âge est plus avancé, cherchent quelque retraite où nous puissions habiter, si, par la force, nous sommes chassés de cette terre. Ô enfants, enfants ! approchez, saisissez mes vêtements. Je vois le héraut d’Eurysthée venir à nous, de cet Eurysthée par qui nous sommes poursuivis et errants et repoussés de toute terre. Ô haïssable ! plaise aux dieux que tu périsses avec l’homme qui t’envoie, toi qui, de cette même bouche, as déjà annoncé tant de maux au noble père de ces enfants !
COPRÉE.
Tu penses assurément avoir trouvé une belle retraite et être arrivé dans une ville amie ? Mais tu en as mal jugé : personne ne préférera ta faiblesse à la puissance d’Eurysthée. Va ! pourquoi te fatiguer ainsi ? Il te faut aller à Argos, où t’attend le châtiment de la lapidation.
IOLAS.
Non ! L’autel du dieu me protégera, et cette libre terre où nous sommes.
COPRÉE.
Veux-tu que j’ajoute à ma parole la force de mes mains ?
IOLAS.
Certes, jamais tu ne nous entraîneras par la violence, ni moi, ni ces enfants.
COPRÉE.
Tu le verras ! et en ceci tu n’es pas un bon prophète.
IOLAS.
Cela ne sera jamais, moi vivant !
COPRÉE.
Écarte-toi ! Bien que tu ne le veuilles pas, j’emmènerai ceux-ci, selon le droit d’Eurysthée à qui ils sont.
IOLAS.
Ô vous qui, depuis les temps anciens, habitez Athènes, venez à notre aide ! Suppliants de Zeus Agoréen, nous subissons une violence ; nos rameaux sacrés sont souillés, ce qui est un opprobre à la ville et un outrage aux dieux.
*
* *
LE CHŒUR.
Strophe.
Ah ! ah ! Quelle est cette clameur qui s’élève auprès de l’autel ? Quelle calamité va-t-elle révéler ?
IOLAS.
Voyez un vieillard sans force jeté contre terre ! Hélas ! malheureux que je suis !
LE CHŒUR.
Par qui as-tu été renversé dans une chute misérable ?
IOLAS.
C’est celui-ci, ô étrangers, qui, méprisant vos dieux, m’arrache avec violence du portique de l’autel de Zeus.
LE CHŒUR.
De quelle terre, ô vieillard, es-tu venu ici, chez le peuple de la tétrapole ? Est-ce de la contrée opposée, du rivage de l’Eubée, que vous avez été amenés par l’aviron marin ?
IOLAS.
Ô Étrangers, je ne vis point dans une île ; mais nous sommes venus de Mycènes dans votre pays.
LE CHŒUR.
De quel nom, ô vieillard, le peuple mycénien te nomme-t-il ?
IOLAS.
Tu connais peut-être le porteur d’armes d’Hercule, Iolas, car celui-ci n’est pas sans gloire ?
LE CHŒUR.
Je le connais, ayant déjà entendu son nom. Mais, dis ! de qui sont les jeunes enfants que tu portes dans tes bras ?
IOLAS.
Antistrophe.
Ce sont les fils d’Hercule, ô étrangers, qui sont venus ici comme vos suppliants et ceux de votre Ville.
LE CHŒUR.
De quoi manquent-ils ? Désirent-ils, dis-moi, parler à la ville ?
IOLAS.
Ils demandent à n’être point livrés, ayant été arrachés à vos dieux, et à ne point retourner à Argos.
COPRÉE.
Mais ceci déplaira à tes maîtres, qui ont puissance sur toi et qui te trouveront ici.
LE CHŒUR.
Il faut respecter les suppliants des dieux, Étranger, et ne point les contraindre d’abandonner leur sanctuaire. La vénérable Justice ne le souffrirait pas.
COPRÉE.
Chasse donc de cette terre ceux qui appartiennent à Eurysthée ; et ma main n’usera pas de violence.
LE CHŒUR.
Il est impie à une Ville de rejeter la supplication des étrangers.
COPRÉE.
Mais il est meilleur encore de se mettre hors d’affaire, en suivant le conseil plus sage de la prudence.
LE CHŒUR.
C’était donc au roi de ce pays que tu aurais dû t’adresser avant d’oser ceci. Il te fallait respecter une terre libre, au lieu d’arracher ces étrangers aux dieux.
COPRÉE.
Quel est le roi de ce pays et de cette ville ?
LE CHŒUR.
Démophon, fils d’un père illustre, de Thésée.
COPRÉE.
Alors, il est préférable qu’il juge ce différend ; et tout ce que j’ai déjà dit est inutile.
LE CHŒUR.
Voici qu’il vient en hâte, ainsi que son frère Acamas, et ils écouteront ce dont il s’agit.
*
* *
DÉMOPHON.
Puisque, bien que tu sois vieux, et avant nous qui sommes jeunes, tu es accouru vers cet autel de Zeus, dis quel événement a réuni cette foule.
LE CHŒUR.
Ceux-ci sont les fils suppliants d’Hercule, qui ont couronné l’autel de rameaux, comme tu le vois, ô roi ! Et voici Iolas, le fidèle compagnon de leur père.
DÉMOPHON.
En quoi donc leur malheur avait-il besoin de ces cris ?
LE CHŒUR.
Celui-ci, en s’efforçant de les arracher de l’autel, a excité cette clameur. Il a ployé les genoux du vieillard ; et j’en ai répandu des larmes de compassion.
DÉMOPHON.
Et cependant il a le costume et l’aspect d’un Grec, mais ses actions sont d’une main barbare. C’est à toi de me répondre, et sans retard : Quelle terre as-tu quittée pour venir ici ?
COPRÉE.
Je suis Argien, puisque tu veux le savoir. Mais, pourquoi je viens et par qui je suis envoyé, je veux te le dire. Eurysthée, le roi de Mycènes, m’envoie ici pour emmener ceux-ci. Je viens, ô Étranger, pour faire et dire à la fois des choses justes. Argien moi-même, j’emmène ces Argiens, qui ont fui ma terre et qui ont été condamnés à mort par les Lois. Nous avons le droit, en régissant notre cité, de rendre par nous-mêmes des jugements sans appel. Ils se sont approchés des foyers de plusieurs autres peuples ; mais nous avons persisté dans les mêmes paroles : aucun n’a osé se susciter des malheurs. Mais ils sont venus ici, pensant, ou que tu avais quelque ineptie dans l’esprit, ou pour savoir, dans leurs affaires désespérées, si tu leur viendrais ou non en aide. Certes, ils n’espèrent point que, tant que tu seras en possession de ta raison, seul de toute la Grèce qu’ils ont parcourue, tu aurais pitié de leur fortune perdue. Vois ! songe au profit que tu aurais, si, les ayant reçus dans ton pays, tu nous permettais de les emmener. Voici les avantages que tu pourrais attendre de nous : ce serait de concilier à ta Cité les nombreuses armées d’Argos et toute la puissance d’Eurysthée. Mais, si tu écoutes leurs paroles, et si tu es touché par leurs lamentations, la chose sera remise au sort des armes ; car ne pense pas que nous renoncions à cette querelle sans combat. Que diras-tu donc ? De quelles terres as-tu été dépouillé, pour songer à combattre les Tirynthiens et les Argiens ? À quels alliés viens-tu en aide ? Pour quelle cause sacrifieras-tu les guerriers tués ? Certes, tu te feras une mauvaise renommée parmi les citoyens, si pour ce vieux tombeau qui n’est plus rien, pour ainsi dire, et pour ces enfants, tu mets le pied dans la sentine[1]. Tu diras, et c’est ta raison la plus spécieuse, que tu espères en l’avenir ; mais ceci est bien au-dessous des avantages présents, car ces enfants combattront mal contre les Argiens, quand ils seront arrivés à la puberté, si, par hasard, ceci te hausse le cœur ; et dans l’intervalle il se passera un long temps pendant lequel vous pouvez périr. Mais crois-moi ! et, sans rien me donner, permets-moi d’emmener ce qui est mon bien, et concilie-toi Mycènes, afin qu’il ne vous arrive pas ce que vous avez coutume de faire, de prendre les plus faibles pour alliés, quand vous pouvez en choisir de plus puissants.
LE CHŒUR.
Qui pourrait bien juger un différend, ou bien connaître une cause, avant d’avoir clairement entendu l’une et l’autre partie ?
IOLAS.
Ô roi, j’ai ceci de bon dans ton pays, qu’il m’est permis d’entendre et de répondre à mon tour et nul ne me chassera d’abord, comme j’ai été chassé ailleurs. Il n’y a aucun droit entre nous et cet homme. En effet, nous n’avons plus rien de commun avec Argos, le décret ayant été rendu ; et, puisque nous sommes exilés de la patrie, comment cet homme peut-il nous réclamer comme Argiens, nous qu’on a chassés de la patrie ? En effet, nous sommes étrangers. Pensez-vous qu’il soit vrai que quiconque est chassé d’Argos est ainsi exilé de toute la Grèce ? Certes, cela n’est point pour Athènes. Elle ne repoussera point les enfants d’Hercule loin de son sol, par crainte des Argiens. Ce n’est point ici Trachine, ni quelque ville de l’Archaïe, d’où, en vantant Argos outre mesure, et sans nul droit, par les mêmes jactances que tu profères encore, tu as chassé ces suppliants assis devant l’autel. Si cela était, en effet, et si les Athéniens approuvaient tes paroles, Athènes ne pourrait plus se dire libre. Mais je connais leur esprit et leur nature. Ils voudraient plutôt mourir, car l’honneur est tenu à plus haut prix que la vie parmi les hommes de bien. C’est assez parler de la ville. Une louange immodérée devient haïssable. Je me souviens d’avoir souffert moi-même d’être trop loué ; mais je veux te dire pourquoi il est nécessaire que tu sauves ceux-ci, puisque tu commandes à cette terre. Pitthée est le fils de Pélops, Éthra est fille de Pitthée, et ton père Thésée est né d’Éthra. Je te dirai de nouveau la race de ces enfants : Hercule était fils de Zeus et d’Alcmène, et celle-ci est née de la fille de Pélops. Ton père et le père de ces enfants étaient donc cousins. Ainsi donc, Démophon, tu leur touches par l’origine. Mais, outre cette parenté, je te dirai ce que tu leur dois. Je dis donc qu’autrefois, étant porte-bouclier de leur père, j’ai été compagnon de Thésée, dans la navigation faite à la recherche du Baudrier qui causa tant de morts ; et ce fut Hercule qui ramena ton père des gouffres noirs de l’Hadès ; et toute la Grèce en est témoin. En retour, ces enfants te demandent la grâce de n’être point livrés, ni arrachés violemment à tes dieux, ni chassés de cette terre. Il serait honteux pour toi, et ce serait un opprobre pour ta Ville, que tes proches parents errassent suppliants et fussent livrés à cette violence. Hélas sur moi à cause de mes maux ! Regarde-les, regarde ! Mais je te conjure, je te touche du rameau suppliant ! Par tes mains, par ton menton ! ne repousse point de tes bras les fils d’Hercule ! Sois leur parent, sois leur ami, leur père, leur frère, leur maître ! Car mieux vaut tout cela que de retomber au pouvoir des Argiens !
LE CHŒUR.
En écoutant cela, j’ai pitié de leur malheur, ô Roi ! La haute naissance est vaincue par la destinée. Je le vois grandement à cette heure. Ceux-ci sont nés d’un père illustre, et ils sont malheureux injustement.
DÉMOPHON.
En ce malheur, Iolas, trois raisons me décident à ne point repousser tes hôtes. La plus puissante est Zeus, à l’autel de qui tu te tiens, ayant sous l’aile cette troupe de poussins ; puis, notre parenté, et la vie heureuse que je leur dois depuis longtemps par reconnaissance pour leur père ; enfin, la honte, dont il faut par-dessus tout s’inquiéter. Si je permets, en effet, qu’un étranger dépouille cet autel par la force, je paraîtrai ne plus habiter une terre libre, mais avoir livré des suppliants par crainte des Argiens ; et ceci ne serait pas loin du déshonneur. Plût aux dieux que ton arrivée eût été plus heureuse ! Cependant, ne tremble pas ainsi et ne crains pas que quelqu’un t’arrache de cet autel, avec ces enfants. Mais toi, retourne à Argos, dis cela à Eurysthée ; et, en outre, que s’il accuse ces étrangers de quelque crime, justice lui sera faite ; mais jamais tu ne les emmèneras d’ici.
COPRÉE.
Même si cela est juste, et si je le prouve par la raison ?
DÉMOPHON.
Comment est-il juste d’entraîner de force des suppliants ?
COPRÉE.
Dans ce cas, la honte est pour moi seul, sans dommage pour toi.
DÉMOPHON.
Elle serait, certes, surtout pour moi, si je te permettais de les emmener.
COPRÉE.
Renvoie-les hors des frontières ; et, alors, je les emmènerai.
DÉMOPHON.
Tu es insensé, toi qui te crois plus sage qu’un dieu.
COPRÉE.
C’est ici, à ce qu’il semble, le refuge des mauvais.
DÉMOPHON.
Le temple des dieux est le commun refuge de tous.
COPRÉE.
Les Mycéniens n’en jugeront pas ainsi.
DÉMOPHON.
Ne suis-je donc pas le Maître ici ?
COPRÉE.
Pourvu que tu ne les blesses point, si tu es sage.
DÉMOPHON.
Que je les blesse, pourvu que je n’outrage pas les dieux !
COPRÉE.
Je ne désire pas que tu aies la guerre avec les Argiens.
DÉMOPHON.
Je pense de même. Mais je ne renverrai point ceux-ci.
COPRÉE.
Je saisirai et emmènerai cependant ce qui est à moi.
DÉMOPHON.
Alors, tu ne retourneras pas facilement à Argos.
COPRÉE.
J’en ferai l’épreuve, et je le saurai immédiatement.
DÉMOPHON.
Tu gémiras si tu les touches, et cela sans retard.
LE CHŒUR.
Par les dieux ! n’ose pas frapper un héraut !
DÉMOPHON.
Je le ferai, à moins que ce héraut agisse plus modérément.
LE CHŒUR.
(Au héraut) Va-t’en ! (À Démophon) Mais, ô roi, ne le touche pas.
COPRÉE.
Je m’en vais. Un seul bras est trop faible pour le combat. Mais je reviendrai avec une nombreuse armée argienne couverte d’airain. D’innombrables porteurs de boucliers m’attendent, et le roi Eurysthée lui-même les conduira. Il attend le résultat de ceci sur les frontières d’Alcathos. Dès qu’il saura l’injure que tu lui fais, il apparaîtra, terrible, à toi, aux citoyens, à cette terre, et aux arbres. Nous aurions en vain dans Argos une nombreuse jeunesse si nous ne te punissions.
DÉMOPHON.
Va donc, et sois maudit ! Je ne redoute point ta ville d’Argos. Jamais tu ne m’infligeras cet opprobre d’emmener de force ces étrangers. J’habite une cité libre et non soumise aux Argiens.
*
* *
LE CHŒUR.
Voici le temps de prévoir, avant que l’armée des Argiens approche de nos frontières. L’Arès des Mycéniens est terrible, et, à cause de tout ceci, plus furieux qu’auparavant. C’est la coutume des hérauts d’exagérer les choses outre mesure. Que penses-tu qu’il dise à son roi ? Il se plaindra des maux cruels qu’il aura subis, et d’avoir couru le danger de rendre l’âme.
IOLAS.
Il n’y a point de plus grand honneur pour des enfants que d’être nés d’un père excellent et irréprochable, et de se marier en de bonnes familles. Mais celui qui, vaincu par le désir, s’unit aux mauvais, je ne le louerai point ; car, en retour de la volupté, il laisse le déshonneur à ses enfants. Une haute naissance, en effet, repousse l’infortune plus qu’une naissance vile. Ainsi, nous qui sommes tombés en un profond malheur, nous avons trouvé des amis et des parents qui, seuls sur toute la terre de la Grèce, ont pris notre défense. Donnez, ô enfants, donnez-leur votre main droite ; et vous, donnez la vôtre à ces enfants, et allez ensemble. Ô enfants, nous avons éprouvé leur amitié. S’il arrive que vous retourniez un jour dans la patrie, que vous habitiez vos demeures, et que vous rentriez dans les honneurs paternels, pensez toujours qu’ils ont été vos sauveurs et vos amis ; ne tournez jamais une lance ennemie contre leur terre, vous souvenant de leurs bienfaits ; et que leur cité vous soit la plus chère de toutes ! Ils sont, certes, dignes d’être vénérés par vous, eux qui nous ont défendus contre une terre si puissante et contre le peuple pélasgique, et en ont fait leurs ennemis, et qui, nous voyant mendiants et vagabonds, ne nous ont point livrés, ni chassés de leur sol. Pour ami, ô ami, vivant ou mort, je te célébrerai par de grandes louanges ; et, m’approchant de Thésée, je le réjouirai en lui racontant que tu nous as reçus humainement, que tu es venu en aide aux fils d’Hercule, qu’étant de bonne race tu conserves dans toute la Grèce la gloire paternelle, et que, né d’hommes illustres, tu n’es en rien inférieur à ton père, rare entre tous. À peine trouve-t-on, en effet, sur un grand nombre, un homme qui ne soit pas inférieur à ton père.
LE CHŒUR.
Toujours cette terre, dans une juste cause, a voulu venir en aide aux malheureux. C’est pour cela qu’elle a déjà supporté d’innombrables travaux en faveur de ses amis. Et, maintenant, je vois venir un nouveau combat.
DÉMOPHON.
Tu as bien dit, vieillard ! et je suis certain que ceux-ci pensent de même. Ce bienfait ne sera pas oublié. Moi, je convoquerai l’assemblée des citoyens, et j’ordonnerai tout, afin de recevoir avec de nombreuses troupes l’armée des Mycéniens. Avant tout, j’enverrai contre elle des éclaireurs, pour qu’elle ne fasse pas irruption à notre insu, car chaque guerrier argien est un rapide coureur ; puis, je ferai des sacrifices après avoir réuni les divinateurs. Toi, ayant quitté l’autel de Zeus, entre dans les demeures avec ces enfants. Même si j’étais absent, d’autres prendront soin de vous. C’est pourquoi entre dans les demeures, vieillard !
IOLAS.
Je n’abandonnerai point l’autel ; nous resterons ici en suppliants, attendant que ta Ville soit victorieuse, mais quand tu en auras fini glorieusement avec ce combat, nous entrerons dans les demeures. Nous avons pour alliés, ô roi, des dieux qui ne le cèdent pas à ceux des Argiens. Si Héra, l’épouse de Zeus, marche devant eux, nous avons Athéna. Je dis que c’est une raison de succès que de suivre des dieux meilleurs ; et Pallas ne souffrira pas d’être vaincue.
*
* *
LE CHŒUR.
Strophe.
Si tu te glorifies orgueilleusement, les autres n’en prennent pas plus de souci de toi, ô Étranger venu ici d’Argos ! Certes, tu n’épouvantes pas mon cœur par ta jactance. Qu’une telle crainte n’atteigne jamais la grande Athènes aux brillants chœurs de danse ! Mais tu es insensé, comme le tyran argien, fils de Sthénélus.
Antistrophe.
Toi qui, entrant dans une ville étrangère, non moindre qu’Argos, veux emmener de force, étranger toi-même, des exilés suppliants des dieux et embrassant notre terre, et qui, ne faisant rien de juste, n’obéis point à nos rois. En quels lieux ceci serait-il tenu pour honnête parmi les hommes sages ?
Épode.
La paix me plaît ; mais je te le dis, ô roi insensé, si tu viens dans ma Ville, tu ne feras pas impunément ce que tu penses. Tu n’es pas seul armé de la lance et du bouclier d’airain. Je n’aime pas la guerre. Ne trouble pas par la lance une Ville qui fleurit par la faveur des Kharites ; mais contiens-toi.
*
* *
IOLAS.
Ô fils, pourquoi viens-tu, portant cette inquiétude dans les yeux ? As-tu appris quelque nouvelle des ennemis ? Vont-ils venir ? Sont-ils arrivés ? Que sais-tu ? Sans doute les paroles du héraut n’étaient pas trompeuses, car leur chef a la faveur divine, et il viendra, je le sais bien, n’ayant pas peu de haine contre Athènes. Mais Zeus châtie ceux qui pensent trop orgueilleusement.
DÉMOPHON.
L’armée argienne et le roi Eurysthée arrivent. Moi-même j’ai vu celui-ci, car l’homme qui prétend connaître les devoirs d’un stratège n’observe pas ses ennemis par des messagers. Il n’a point encore envoyé ses troupes dans la plaine ; mais, s’arrêtant sur le sommet d’une colline, il examine, autant que j’en puis juger, où il doit conduire son armée, et en quel lieu de la plaine il la rangera en sûreté. J’ai, de mon côté, tout organisé pour le mieux. La ville est en armes ; les victimes qu’il faut offrir aux dieux sont prêtes ; et la cité est purifiée par les devins qui font les sacrifices propices à la défaite des ennemis et au salut de la ville. Puis, réunissant tous les devins, j’ai examiné tous les anciens oracles publics ou secrets dont le salut de la ville dépend. Beaucoup de ces oracles diffèrent entre eux ; mais tous s’accordent en une seule pensée : ils m’ordonnent de sacrifier une vierge, née d’un père illustre, à Perséphone fille de Déméter. J’ai, comme tu le vois, un grand zèle pour vous ; mais je ne tuerai point ma fille, et je ne contraindrai aucun autre citoyen de le faire. Qui voudrait, de ses mains, livrer à la mort ses très chers enfants ? Et, maintenant, on voit d’ardentes réunions de citoyens, les uns disant qu’il est juste de venir en aide à des suppliants, les autres m’accusant de démence. Si j’agis ainsi, une guerre domestique se prépare. Considère donc ces choses, et cherche avec moi comment vous serez sauvés, vous et ce pays, sans que je sois blâmé par mes concitoyens. Je ne possède point la tyrannie comme chez les Barbares ; mais si mes actions sont justes, on sera juste envers moi.
LE CHŒUR.
Un dieu ne veut donc pas que cette Ville, bien qu’elle le désire, vienne promptement en aide à ces étrangers ?
IOLAS.
Ô fils, nous sommes semblables à des navigateurs qui, échappés à la violence furieuse de la tempête, et touchant déjà la terre de la main, sont rejetés en haute mer par les vents. Ainsi, cette terre nous repousse quand nous touchions le rivage et quand nous étions sauvés. Hélas sur moi ! Pourquoi m’as-tu réjoui, misérable espérance, puisque tu ne devais pas t’accomplir ? Cependant, celui-ci mérite d’être pardonné de ne point vouloir tuer les filles des citoyens ; et je n’en loue pas moins sa bienveillance. Si donc il est décrété par les dieux que telle sera ma destinée, ma gratitude pour toi ne cessera pas. Ô enfants, je ne puis plus rien pour vous ! Où irons-nous ? Quel dieu n’avons-nous pas couronné de bandelettes suppliantes ? De quel rempart de pays ne nous sommes-nous pas approchés ? Nous périrons, ô fils ! Nous serons livrés ! Pour moi, s’il faut mourir, je n’en ai nul souci, à moins qu’en mourant je réjouisse mes ennemis ; mais je vous pleure et je vous plains, ô fils, ainsi que la vieille Alcmène, la mère de votre père ! Ô malheureuse à cause de ta longue vie ! Et moi, malheureux, qui ai tant souffert en vain ! Il fallait donc, il nous fallait tomber aux mains d’un homme ennemi, et perdre la vie honteusement et misérablement ! Mais sais-tu comment me secourir, car je n’ai pas perdu toute espérance de salut par ceux-ci ? Ô roi, livre-moi à leur place aux Argiens. Tu éviteras ainsi le danger que tu coures, et mes enfants seront sauvés. Il ne convient pas que j’aime mon âme. Qu’il en soit ainsi ! Eurysthée désire surtout me tenir, afin d’outrager le compagnon d’Hercule, car il est un homme sans cœur. Il est désirable pour les sages d’avoir un sage pour ennemi et non animé d’un esprit grossier, car un malheureux trouve plus de pitié dans un sage.
LE CHŒUR.
Ô vieillard ! ne blâme point cette Ville. Peut-être est-ce un profit pour nous ; mais, cependant, ce serait un opprobre et une honte que de livrer des suppliants.
DÉMOPHON.
Tes paroles sont généreuses ; mais agir autrement est impossible. Ce n’est point pour toi que ce roi conduit ici son armée. Quel profit Eurysthée tirerait-il de la mort d’un vieil homme ? Mais il veut tuer ceux-ci. C’est, en effet, une chose redoutable pour des ennemis, que des rejetons bien nés et vaillants qui se souviennent des injures faites à leur père. Il est nécessaire qu’Eurysthée le prévoie. Si tu as quelque moyen plus opportun, emploie-le ! car je ne sais que faire, et les oracles que j’ai entendus m’ont laissé plein de crainte.
FIN DE L’EXTRAIT
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